Le congé paternité – votation suisse du 27 septembre 2020
« Il y a un an, Domenico est devenu papa d’une petite Léa. Pendant neuf mois, ils [les parents] se sont préparé à l’arrivée de Léa ensemble et se sont rendus, à deux, à toutes les échographies et cours de préparation à l’accouchement. Le jour J, Domenico était aux côtés de sa femme, il a même coupé le cordon ombilical lui-même. Et puis, plus rien »[1].
Témoignage recueilli par Léa Frischknecht, Le Temps.
« Un jour de congé usuel ». C’est ce que la loi accorde actuellement aux pères suisses, selon l’art. 329, al. 3 du Code des Obligations. No spoiler alert: la Suisse est à la traîne concernant les questions d’égalité. Le droit de vote (1971), le principe d’égalité dans la constitution (1981), le droit à l’avortement (2002) et le congé maternité (2004) sont acceptés tardivement par la population en comparaison avec le reste de l’Europe[2]. Le congé paternité n’y fait pas exception. La moitié des pays de l’OCDE prévoit déjà un congé paternité ou parental dont la durée minimum est de 43 semaines[3].
Pourtant, de nombreux progrès ont été faits en matière de politique familiale et d’accès au marché du travail. La Suisse est d’ailleurs pionnière dans l’adoption de formes familiales modernes, comme la cohabitation hors mariage et le divorce. Les sociologues Barbara Lucas et Olivier Giraud ont étudié les impacts des politiques publiques sur les régimes de genre en Suisse. Selon leurs recherches, un tel paradoxe persiste car les « référents traditionnels », c’est-à-dire la sacralisation du mariage et de la figure de la mère au foyer sont encore fortement ancrés[4]. Certain·e·s auteur·ice·s parlent même de l’existence d’un « papa graben » qui diviserait les cantons romands, ouverts à la modernité, et alémaniques, plus traditionnels : « la surreprésentation des petits cantons catholiques conservateurs de Suisse alémanique a représenté un facteur de blocage essentiel de la réforme dans l’arène fédérale »[5].
Bonne nouvelle : les choses pourraient changer. Le peuple se prononcera le 27 septembre 2020 sur le contre-projet du Parlement à l’initiative populaire « Pour un congé de paternité raisonnable – en faveur de toute la famille ». Le contre-projet prévoit 10 jours de congé payés qui devront être posés dans les six mois suivant la naissance d’un enfant. Tous les pères percevront une allocation qui correspond à 80% de le revenu moyen. Le montant maximal pour une durée de 10 jours a été fixé à CHF 2’744. Coût total de l’opération : 230 millions de francs financés par l’Assurance perte de gains (APG)[6].
Skilled Women Worldwide appelle les citoyen·ne·s suisses à voter « oui » le 27 septembre, car…
Le congé paternité n’est pas synonyme de recul économique
Aucun pays de l’OCDE n’a enregistré de recul de son développement économique à la suite de l’introduction d’un congé paternité ou parental[7]. Bien au contraire, selon les dernières études de l’OCDE, le congé parental entraîne une hausse de la productivité, en particulier dans les secteurs économiques où les femmes sont majoritaires[8].
L’explication est la suivante : les femmes qui se sentent soutenues pendant leur congé maternité tendent à réintégrer plus facilement le marché du travail. Et selon le rapport de la Commission fédérale de coordination pour les questions familiales (COFF) : « une augmentation de seulement 1% du taux d’emploi des femmes générerait suffisamment de recettes fiscales pour compenser un congé parental intégralement rémunéré d’une durée de 18 à 20 semaines »[9]. D’autre part, l’économie suisse est actuellement privée de femmes qualifiées qui n’ont pas eu les ressources et le temps de réorienter leur trajectoire professionnelle après leur accouchement.
Le congé paternité semble aussi avoir un impact positif sur la productivité des salariés. Une étude du MIT et d’Harvard (2011) a démontré qu’un employé heureux est 31% plus productif, 55% plus créatifs et deux fois moins malades[10]. Une étude suisse (2010) ainsi qu’une étude allemande (2010) confirment également ce résultat en démontrant que les mesures favorables à la famille sont financièrement bénéfiques pour les entreprises[11].
Certaines l’ont déjà bien compris. En pratique, le congé paternité est déjà proposé par plusieurs grands groupes. Migros Vaud garantit trois semaines de congés payés, Swisscom deux. Dans le secteur public, le canton de Neuchâtel et les villes de Genève, Berne, Lucerne, Lausanne, Bienne, Bellinzone proposent déjà 20 jours de congé à leurs salariés[12]. « Leur exemple montre que le congé paternité est devenu un critère de compétitivité économique, indépendamment du débat sur la place de la femme et de l’homme dans la société », a relevé Markus Theunert, fondateur et secrétaire général de Männer.ch, lors d’une interview pour Le Courrier[13]. Difficile d’attirer un jeune doctorant suédois en lui proposant un jour de congé paternité, alors que 60 jours lui sont garantis – au minimum – en Suède.
Malgré la force de ces arguments, l’opposition ramène systématiquement le débat aux coûts économiques. La conseillère nationale UDC Nadja Umbricht-Pieren a même déclaré qu’un montant d’un milliard – faux il s’agit de 230 millions – serait nécessaire pour financer l’opération si l’on prend en charge les dépenses indirectes[14].
Pour le comité référendaire : « la paternité n’a en revanche pas à faire l’objet d’une assurance sociale. Il serait abusif de faire payer tout le monde pour que quelques pères puissent passer plus de temps avec leur enfant »[15]. Mais aujourd’hui, c’est l’absence de congé paternité qui créé une catégorie de personnes privilégiées. Car seuls les cadres ou les pères avec un assez haut salaire peuvent financer leur absence.
Le congé paternité permet d’atteindre plus d’égalité entre les femmes et les hommes
Si la Suisse a les moyens de financer le congé paternité, quel en est le réel obstacle ? « La résistance contre le congé-paternité est surtout une opposition à une égalité réelle au sein de la famille. Les adversaires sentent que l’engagement paternel dans le domaine de la garde des enfants est décisif pour réaliser l’égalité », souligne Markus Theunert[16]. En effet, le modèle du père « breadwinner » est encore valorisé dans les discours de l’opposition. Notamment, lorsqu’ils n’estiment pas nécessaire de renforcer le lien père-enfant grâce à une allocation.
Pour Cyril Mizrahi, membre du comité genevois pour le congé paternité, les femmes sont doublement discriminées avec le congé maternité[17]. D’abord dans leur foyer car elles supportent, dès la naissance de l’enfant, l’intégralité de la charge mentale. Un déséquilibre s’installe dans la réalisation des tâches ménagères quotidiennes dès que le père retourne au travail.
Elles sont également discriminées sur le marché de l’emploi. En Suisse, un employeur sur dix licencie des femmes à leur retour de congé maternité, ce qui signifie une augmentation des coûts sociaux pour l’Etat[18]. La conciliation entre vie privée et vie professionnelle repose aussi en grande partie sur les mères. Elles sont 6 sur 10 à travailler à temps partiel. Ce « compris » pénalise en réalité leur retraite et les possibilités d’évolution de carrière au sein de leur entreprise[19]. En effet, dans notre société, « le temps passé au travail est plus valorisé que le travail réellement effectué »[20]. La grossesse puis le congé maternité, qui limitent la disponibilité de l’employée, sont donc perçus comme des entraves au « fonctionnement routinier » d’une institution. Une norme fortement intériorisée par les femmes[21].
Pour y parvenir, dix jours sont-ils suffisants pour lisser ces inégalités ? Non. En accordant 14 semaines pour les mères et dix jours pour les pères nous reconnaissons que la parentalité reste « une affaire de femmes ». Selon la COFF : « L’existence d’un droit individuel et intransmissible à une partie du congé parental s’avère efficace pour inciter les pères en particulier à prendre un congé parental »[22]. En effet, en Suède, en Islande et en Norvège, 80% des pères recourent au congé paternité.
La politique des « petits pas » fait la force de la Suisse. Cette avancée, modeste, va dans la bonne direction. Pour Skilled Women Worldwide, sur le long terme, seul un congé parental avec un droit individuel et intransmissible permettra d’atteindre l’égalité de fait.
Le congé paternité améliore la santé des femmes
« C’est un boulet pour nous. Ça nous tue cette double-journée On a dit que maintenant les femmes avaient la chance d’avoir un emploi, que c’était ça qu’il fallait faire, que c’était par-là que passait l’émancipation mais on ne nous a pas aidé à partager le reste. On se retrouve à faire ce que faisait nos mères, nos grand-mères, en plus de notre journée de travail salarié. Du coup on fait plein de trucs, on va faire du yoga, on va acheter des antidépresseurs, on va faire du sport. Il y a des tas de spécialistes en -ogue qui prennent notre argent pour nous aider à vivre avec ça, alors que ce « ça » n’est pas normal »[23].
Témoignage entendu dans l’épisode 4 « Papa ou t’est », d’un Poscast à soi.
Ce témoignage n’est pas isolé et fait écho aux expériences des femmes qui nous entourent. « C’est normal, c’est la dépression post-partum !». Combien de fois avons-nous entendu cette phrase qui normalise ces souffrances, dans la vie de tous les jours, chez le médecin, au cinéma ? La société demande aux mères d’assumer entièrement un autre être humain et donc d’être occupée à 200%. Imaginez maintenant qu’elles puissent partager cette responsabilité. Auraient-elles toutes ressentis cet état d’épuisement physique et psychologique ? La dépression post-partum est-elle réellement qu’une pathologie ? Ou alors le symptôme d’une société qui n’accorde pas aux pères le rôle de partenaire dans la parentalité ?
Le congé paternité permet de renforcer le lien père-enfant
L’opposition utilise régulièrement des arguments d’ordre biologique. Les mères devraient être les seules à profiter d’un congé maternité car ce sont elles qui portent, accouchent et allaitent les enfants. Non, justement. C’est parce que les pères ne participent pas complètement à ces étapes qu’ils doivent être d’autant plus présents à la naissance pour créer un lien avec leur enfant.
Les études scientifiques le prouvent. Une recherche menée à Chicago, Montréal et Toronto, en 2014, montre que « les pères développent au bout d’un mois de plus grandes compétences éducatives, se sentent plus responsables de leurs enfants et ont davantage de respect pour le travail de garde des enfants à la maison »[24]. Une étude au Danemark, aux États-Unis, en Australie et en Grande- Bretagne (2013) confirme ces résultats : « les pères qui prennent ce congé s’impliquent davantage dans la garde des enfants »[25].
Dix jours. Ceci, nous l’espérons, n’est qu’un début.
A consulter sur la thématique :
Campagne, le congé paternité, maintenant !: https://www.conge-paternite.ch/
Un podcast à soi, 5 septembre 2018: https://www.youtube.com/watch?v=_aOJkH186sI
Le débat sur infrarouge, « Congé paternité : enfin l’accouchement ? » :https://www.rts.ch/emissions/infrarouge/9800861-conge-paternite-enfin-l-accouchement-.html?fbclid=IwAR3CvtOOqkTXkEJIFFjCpNCYb46dkVkwo0FL56Xl6lHcgiyfumQhDEJunYo
L’article du Courrier : « Un papa graben se dessine » : https://lecourrier.ch/2020/08/14/un-papa-graben-se-dessine/
Le rapport de la Commission fédérale de coordination pour les questions familiales (COFF) : « Congé parental : un bon investissement, arguments et recommandations élaborés sur la base d’études récentes » : https://www.ekff.admin.ch/fr/publications/conge-parental-allocations-parentales/,
Et toutes les BDs d’Emma… : https://emmaclit.com/category/feminisme/
[1] LE TEMPS. (2020, 13 septembre). « Congé paternité : la présence des deux parents dans les débuts serait favorable ». (En ligne), https://www.letemps.ch/societe/conge-paternite-presence-deux-parents-debuts-serait-favorable, consulté le 16 septembre 2020.
[2] GIRAUD O. & LUCAS B. (2009). « Le renouveau des régimes de genre en Allemagne et en Suisse : bonjour ‘néo maternalisme’ ? », Cahiers du Genre, Vol. 46, No. 1, p.37.
[3] COMMISSION FEDERALE DE COORDINATION POUR LES QUESTIONS FAMILIALES (COFF). (2018). « Congé parental : un bon investissement. Arguments et recommandations élaborés sur la base d’études récentes ». (En ligne), https://www.ekff.admin.ch/fr/publications/conge-parental-allocations-parentales/, p.2.
[4] GIRAUD O. & LUCAS B. (2009). « Le renouveau des régimes de genre en Allemagne et en Suisse : bonjour ‘néo maternalisme’ ? », Cahiers du Genre, Vol. 46, No. 1, p.26.
[5] Idem., p.28.
[6] Explication du Conseil fédéral relatives aux objets de la votation du 27 septembre, p.59.
[7] INFRAROUGE. (2018, 30 août). « Congé paternité : enfin l’accouchement ? ». (En ligne), https://www.rts.ch/emissions/infrarouge/9800861-conge-paternite-enfin-l-accouchement-.html?fbclid=IwAR3CvtOOqkTXkEJIFFjCpNCYb46dkVkwo0FL56Xl6lHcgiyfumQhDEJunYo, consulté le 16 septembre 2020.
[8] COMMISSION FEDERALE DE COORDINATION POUR LES QUESTIONS FAMILIALES (COFF). (2018). « Congé parental : un bon investissement. Arguments et recommandations élaborés sur la base d’études récentes ». (En ligne), https://www.ekff.admin.ch/fr/publications/conge-parental-allocations-parentales/, p.5.
[9] Idem.
[10] CAMERON K., MORAC, LEUTSCHER T. & CALARCO M. (2011). « Effects of Positive Practices on Organizational Effectiveness », The Journal of Applied Behavioral Science, Vol. 47, No. 3 pp. 266-308.
[11] COMMISSION FEDERALE DE COORDINATION POUR LES QUESTIONS FAMILIALES (COFF). (2018). « Congé parental : un bon investissement. Arguments et recommandations élaborés sur la base d’études récentes ». (En ligne), https://www.ekff.admin.ch/fr/publications/conge-parental-allocations-parentales/, p.5.
[12] GAUCHEBDO. (2019, 23 septembre). « Un congé tout riquiqui ». (En ligne), https://www.gauchebdo.ch/wp/wp-content/uploads/2019/09/GH38.19.pdf, consulté le 16 septembre 2020.
[13] LE COURRIER. (2020, 14 août). « Un ‘papa graben’ se dessine ». (En ligne), https://lecourrier.ch/2020/08/14/un-papa-graben-se-dessine/, consulté le 16 septembre 2020.
[14] LE TEMPS. (2019, 11 septembre). « Congé paternité : le Conseil national opte pour les deux semaines ». (En ligne), https://www.letemps.ch/suisse/conge-paternite-conseil-national-opte-deux-semaines, consulté le 16 septembre 2020.
[15] Explication du Conseil fédéral relatives aux objets de la votation du 27 septembre, p.62.
[16] LE COURRIER. (2020, 14 août). « Un papa graben se dessine ». (En ligne), https://lecourrier.ch/2020/08/14/un-papa-graben-se-dessine/, consulté le 16 septembre 2020.
[17] RADIO LAC. (2020, 31 août). « L’invité de la matinale. Cyril Mizrahi, membre du comité genevois pour le congé paternité ». (En ligne), https://www.radiolac.ch/podcasts/linvite-31082020-084815/, consulté le 16 septembre 2020.
[18] RTS INFO. (2019, 1er octobre). « Près d’un employeur sur 10 licencie des femmes à leur retour de maternité ». (En ligne), https://www.rts.ch/info/suisse/10748748-pres-dun-employeur-sur-10-licencie-des-femmes-a-leur-retour-de-maternite.html, consulté le 16 septembre.
[19] BILAN. (2020, 31 janvier). « Temps partiel : choisi ou subi, pourquoi les femmes y sont majoritaires ? ». (En ligne), https://www.bilan.ch/femmes-leaders/temps-partiel-choisi-ou-subi-pourquoi-les-femmes-y-sont-majoritaires, consulté le 16 septembre 2020.
[20] EMMA. (2017, novembre). « Un autre regard 2 ». Massot éditions, 112 p.
[21] LE COURRIER. (2019, 24 avril). « Mirage égalitaire dans les ministères », (En ligne), https://lecourrier.ch/2019/04/24/mirage-egalitaire-dans-les-ministeres/, consulté le 16 septembre 2020.
[22] COMMISSION FEDERALE DE COORDINATION POUR LES QUESTIONS FAMILIALES (COFF). (2017, 17 juillet). « Connaissances scientifiquement fondées sur les effets du congé parental, du maternité et du congé paternité. Revue de la littérature ». (En ligne), https://www.ekff.admin.ch/fileadmin/user_upload/ekff/05dokumentation/Elternzeit/Bericht_Elternzeit_F.pdf, consulté le 16 septembre 2020.
[23] ARTE RADIO PODCAST. (2018, 5 septembre). « Papa, où t’es ? | Un podcast à soi (4) », (En ligne), https://www.youtube.com/watch?v=_aOJkH186sI, consulté le 16 septembre 2020.
[24] COMMISSION FEDERALE DE COORDINATION POUR LES QUESTIONS FAMILIALES (COFF). (2017, 17 juillet). « Connaissances scientifiquement fondées sur les effets du congé parental, du maternité et du congé paternité». (En ligne), https://www.ekff.admin.ch/fileadmin/user_upload/ekff/05dokumentation/Elternzeit/Bericht_Elternzeit_F.pdf, consulté le 16 septembre 2020.
[25] Idem.